
Armand Erchadi : Retour sur la pensée éducative de Hugo: le pédagogue déguenillé et les enfants d'éléphant Communication au Groupe Hugo du 18 décembre 2010.

INTRODUCTION : RENDRE À VICTOR HUGO CE QUI N’APPARTIENT PEUT-ÊTRE PAS À VICTOR DURUY
« Ouvrir une école, c’est fermer une prison »
« Ouvrir une école, c’est fermer une prison », cette formule devenue slogan a suscité tout au long du XXe siècle l’interrogation des hugoliens[1], et pour cause, car elle ne se trouve nulle part dans l’œuvre de Victor Hugo. Citée sous diverses formes, à l’infinitif, à l’impératif au présent de l’indicatif, avec des variantes, elle est la plupart du temps attribuée à Hugo par ses partisans comme par ses adversaires, son caractère abrupt, voire simpliste, prêtant le flanc à la critique de tendance réactionnaire.
Or, plus on remonte dans le temps, plus les sources de cette formule diffèrent : le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy en 1865[2], le médiéviste et député des Hautes-Pyrénées Achille Jubinal en 1868[3], une expression à la mode et sans auteur particulier en 1869[4], l’écrivain et homme politique britannique Thomas Macaulay en 1886[5].
En réalité, la solution de ce problème se trouve sans doute dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, qui, aux tomes VII (article « Ecole », 1870) et XIII (article « prison », 1875), donne cette citation de Louis Jourdan : « Ouvrir une école aujourd’hui, c’est fermer une prison dans vingt ans[6]. » Larousse n’étant guère avare en citations hugoliennes, il semble bien que Louis-Charles Jourdan (1810-1881), rédacteur au Siècle, soit l’auteur véritable de la formule. Ceci nous conduit à revenir en profondeur sur la pensée éducative de Victor Hugo, en nous défaisant des fausses évidences à son sujet.
Éducation et pénalité
Reste que, si cette formule a été si longtemps attribuée à Hugo, c’est qu’elle indique le lieu d’ancrage de sa réflexion, la « question sociale », dont la pénalité et l’éducation sont les deux versants.
La « Préface » du Dernier jour d’un condamné évoque en 1832 les « enfants déshérités d’une société marâtre, que la maison de force prend à douze ans, le bagne à dix-huit, l’échafaud à quarante ; infortunés qu’avec une école et un atelier vous auriez pu rendre bons, moraux, utiles[7] ».
La conclusion de Claude Gueux, écrite la même année, ne dit pas autre chose : « Puisque vous êtes en verve de suppressions, supprimez le bourreau. Avec la solde de vos quatre-vingt bourreaux, vous paierez six cents maîtres d’école[8]. »
Dans son intervention de 1847 à la Chambre des pairs sur les prisons, prévue mais non prononcée, Hugo affirme : « Tout homme coupable est une éducation manquée qu’il faut refaire. La prison doit être une école[9]. »
De même, ces vers de 1853 : « Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne./ Quatrevingt-dix voleurs sur cent qui sont au bagne/ Ne sont jamais allés à l’école une fois,/ Et ne savent pas lire, et signent d’une croix[10]. »
Et l’année suivante : « Je voulais résorber le bagne par l’école[11] ».
Dans Les Misérables, à propos de Monseigneur Myriel : « Il disait encore : – A ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous pourrez ; la société est coupable de ne pas donner l’instruction gratis ; elle répond de la nuit qu’elle produit. Cette âme est pleine d’ombre, le péché s’y commet. Le coupable n’est pas celui qui fait le péché, mais celui qui fait l’ombre[12]. » Dans le livre sur l’argot : « Enfin, quel nom les malfaiteurs donnent-ils à la prison ? le collége. Tout un système pénitentiaire peut sortir de ce mot[13]. »
Dans les chapitres du livre « Les Fleurs », finalement retirés du roman : « Un voleur, une fille publique, ce sont des infirmes. […] Un vice est une dartre. Ouvrez des hospices moraux, c’est-à-dire des écoles. Traitez ces maladies[14]. » Le « bon enseignement gratuit et obligatoire » fera disparaître « les pénalités monstres » avec « les enseignements imbéciles[15] ».
Dans William Shakespeare, pour prouver que « la littérature sécrète de la civilisation », Hugo énumère les professions représentées au bagne de Toulon en 1862 et termine par : « hommes de lettres, pas un[16] ».
« Au vingtième siècle », Hugo prévoit « le châtiment remplacé par l’enseignement ; la prison transfigurée en école[17] ».
Le duc Gallus déclare, dans « Margarita, comédie », « J’ai brisé les vieux jougs et les vieilles bricoles,/ Supprimé la potence, ouvert beaucoup d’écoles[18] ».
Le « sonnet pour album » de 1870 qui fait parler de belles réactionnaires : « il faut/ Bâtir plus de prisons et bâtir moins d’écoles[19] ». Et l’année suivante : « Un feu de peloton pour résoudre un problème/ Me déplaît. Fusiller un petit garçon blême,/ A quoi bon ? Je voudrais qu’à l’école on l’admît[20] ». Et dans le même poème : « A-t-on fermé le bagne ? A-t-on ouvert l’école[21] ? »
Ainsi la question éducative et la question pénale sont-elles intimement liées dans la pensée de Hugo : « deux questions, question de l’éducation, question de la pénalité ; et entre ces deux questions, la société tout entière[22] ». Dans la liste des questions sociales étudiées par l’ami de l’A B C Jean Prouvaire sont citées « l’éducation, la pénalité[23] », couple de notions que l’on retrouve dans le même ordre à la partie suivante du roman[24]. La question sociale s’est d’abord pensée chez Hugo par la question pénale, et la question de l’éducation en découle. Se penchant sur le « système cellulaire », qui proposait d’attribuer une cellule individuelle à chaque prisonnier, il écrit : « Vous devez à l’enfant l’enseignement, à l’homme l’occupation, au coupable le châtiment./ De là les trois grands problèmes, je dirais presque les seuls, qui embrassent la société tout entière : l’éducation, le travail, la pénalité./ [La] législation pénale […] ne fait que combler les lacunes et compléter l’œuvre de [l’éducation et de l’organisation du travail[25]] ». Les prisons passées et présentes s’avèrent être de funestes « maisons d’éducation », « hideux collèges de honte et de dépravation » : « Là, chaque spécialité […] a ses professeurs qui font des cours de crime supérieur, qui expliquent les maîtres et les modèles, et qui enseignent aux petits coupables le respect et l’admiration des grands criminels[26] ». En revanche, les prisons cellulaires (qui seront néanmoins des échecs) visent à séparer les prisonniers pour éviter l’influence pernicieuse des uns sur les autres, permettre les visites d’un instituteur et favoriser l’apprentissage de la lecture et de l’écriture aux prisonniers.
Toutes ces variations hugoliennes sur l’école et le bagne, l’éducation et la pénalité, sont autant de plaidoyers pour une instruction publique, plus précisément pour un enseignement « logique, scientifique, radical[27] », bref républicain. Pourtant, une fois les problèmes de l’institution et du programme résolus, reste le plus difficile, celui de la méthode : enseigner, certes, mais comment ? C’est sur ce point, le problème pédagogique, angle mort des travaux sur la pensée éducative hugolienne, que cette étude voudrait se concentrer. La salle de classe fait pendant, chez Hugo, au cachot, mais faut-il en faire une caserne ou, au contraire, une cour de récréation ?
Enfant autodidacte et père maître d’école
Au préalable, quelques éléments biographiques gagneront à être rappelés[28]. Jean-Marc Hovasse, citant Victor Hugo raconté par Adèle Hugo, rappelle que le « petit Victor savait lire en entrant [à l’école de M. de La Rivière]. Il avait appris seul, on ne sait comment. » Si l’instituteur enseigne à l’enfant l’écriture, l’orthographe et la grammaire, puis le latin, c’est en revanche de façon toute naturelle, et sans contrainte extérieure, que la lecture vient à l’enfant.
Plus tard, le collège-séminaire des Nobles de Madrid, dirigé par des pères des Écoles pies, « ressemblait davantage à une prison qu’à l’école de M. de La Rivière[29] »
Lors de son retour aux Feuillantines, en 1812, le jeune Victor renoue avec un apprentissage autonome en compagnie de son frère, en lisant les livres du cabinet de lecture de sa mère, rue Saint-Jacques. Trois ans plus tard, il est envoyé à la pension Cordier pour préparer l’École Polytechnique, par « un père dont l’objectif principal paraît être l’enfermement de ses enfants[30] ». C’est à quinze ans, quand il commence à suivre les cours du « collège royal Louis-le-Grand » en tant qu’élève « externe des pensions », qu’il suit pour la première fois de sa scolarité le cycle officiel des programmes[31]. Il sèche les cours au bout de six mois et finira, malgré son cinquième accessit au concours général de physique sur la « théorie de la rosée », par renoncer à Polytechnique à cause de l’insuffisance des revenus de son père. Victor Hugo n’a donc pas le baccalauréat, ce qui constituera un sujet de plaisanterie fréquent au début de la Troisième République.
Ainsi le futur « militant de l’école républicaine[32] », qui aurait pu être ministre de l’Instruction publique aux côtés de Lamartine dans le gouvernement provisoire de 1848, connut essentiellement durant son enfance l’école buissonnière et l’école-prison. Il est intéressant de noter que Hugo pratiquera avec ses enfants l’enseignement au sein du foyer, justifiant ainsi sa méthode dans Mes fils : « La mère leur apprend à lire ; lui, il leur apprend à écrire. […] Au père maître d’école succède le collége. Le père pourtant tient à mêler au collége la famille, estimant qu’il est bon que les adolescents soient le plus longtemps possible des enfants. Arrive, pour ces petits à leur tour, la vingtième année ; le père alors n’est plus qu’une espèce d’aîné[33] ». La vie et la pratique de Hugo invitent ainsi à relire ses écrits sur l’éducation en allant au delà du topos de l’école républicaine
Comme le soulignait Jean-Claude Fizaine, « on trouve dans l’œuvre de Hugo à la fois tout ce qui fonde et justifie l’école républicaine et laïque, et l’argumentaire complet des critiques les plus virulentes qu’on puisse lui adresser[34] », soit les deux termes du débat qui fait rage depuis quelques années entre ceux qu’on appelle autoritaires, républicains ou traditionalistes, d’une part, et libertaires, modernes ou pédagogistes, d’autre part. C’est ce paradoxe qu’il convient de résoudre : après une mise au point sur le fondateur de la tradition scolaire républicaine, puis sur le promoteur de l’école buissonnière, il faudra, pour dévoiler la pédagogie en acte chez Hugo, analyser une figure essentielle, celle de l’enfant d’éléphant, et en particulier la leçon d’argot offerte par Gavroche à ses deux élèves dans le ventre de l’éléphant de la Bastille, école ouverte – littéralement, éventrée – là où la Révolution avait fermé la prison par excellence.
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